D'où te vient cet attrait pour les arts premiers et les mythes des origines ?
Au-delà du fait que nous les artistes représentons des choses sans avoir conscience de toutes les dimensions auxquelles elles peuvent se référer, j'ai bien souvent été épatée par ces synchronicités, ces liens invisibles et inconscients qui nous font cheminer. Dans mes premières recherches, à la fin des années 1980, j'ai exploré le cercle, forme de base de toute vie. Je voulais à l'époque traduire une impression physique, un malaise que je ressentais par moments. C'était comme une mémoire de pulsation, une mémoire cellulaire. J'ai alors fait un premier dessin à l'encre. Je considère ce dessin comme ma première véritable œuvre digne de ce nom. Il a été suivi de recherches empiriques autour du cercle, de la cellule à l'œuf, puis d'autres encore sur l'idée d'univers en expansion, de l'infiniment petit à l'infiniment grand. Je me suis naturellement intéressée par la suite aux cosmogonies des sociétés et cultures pour lesquelles cet archétype est central, et de fait aux travaux de Karl Gustav Jung.
Je trouve curieux d'avoir, de nombreuses années plus tard, abordé le thème des volatiles – poule, oiseau –, sans faire le lien entre les deux recherches ! Je ne réfléchis jamais à l’avance à ce que je vais faire, le thème s’imposant toujours de lui-même et l’analyse, la conceptualisation, venant ensuite.
Comment ce thème est-il réapparu?
En 1997, j’ai réalisé une installation mettant en scène un personnage de poule pour une exposition. Pour la première fois j’avais un fil conducteur et un objectif : utiliser l’exposition que je préparais pour dire des choses sur le monde de la culture. Pour la première fois, aussi, je me réveillais la nuit et notais les idées qui m’étaient venues en dormant. Un rêve, à une semaine du vernissage, a éclairé ce travail, me révélant une deuxième lecture, cette fois de dimension personnelle et autobiographique. J’ai été tellement impressionnée que cela m’a amenée à réfléchir aux raisons pour lesquelles je crée, intégrant par la suite dans ma démarche la notion d’actes psychomagiques chère à Alejandro Jodorowsky (voir Terramorphoses).
Cela a-t-il influencé la suite de ton travail, emprunt d’une forme d’animisme ?
Pas tout de suite. Dans un premier temps, ces synchronicités m’ont conduite à entreprendre une psychanalyse et à connaître un peu mieux les sociétés dans lesquelles la place du rêve et le dialogue avec les mondes immatériels sont privilégiés. Je me suis aussi intéressée aux travaux de Philippe Descola sur des tribus d’Amazonie. Dans ces sociétés primitives, le rêve a une importance cruciale, tout est relié, contrairement à nos sociétés cartésiennes qui fragmentent et morcellent. Comme l’explique Descola, " l'animisme est la propension à détecter chez les non-humains – animés ou non animés, c'est-à-dire les oiseaux comme les arbres – une présence, une “âme” si vous voulez, qui permet dans certaines circonstances de communiquer avec eux. "
C'est plus tard, en 2007 que s'est imposé le désir de rassembler au sein d’une même formule artistique mes différents centres d’intérêt.
Cette formule, c’est Terramorphoses ?
Oui. Terramorphoses est une œuvre à médias multiples (écriture, modelage, peinture…) qui évolue dans le temps. C’est un espace où se rencontrent artistes et public, qui nous rassemble dans nos préoccupations et dans nos créations. C’est un espace symbolique et artistique, une œuvre, une scène et un cadre très large pour explorer les questions de société.
La première d’entre elles : vers quoi voulons-nous aller ? L’humanité est dans un moment de transition. L’homme va devoir choisir entre continuer à exploiter les ressources de la planète sans en respecter l’équilibre ou devenir plus sage s’il espère survivre aux destructions qu’il opère.
Le premier volet de Terramorphoses portait sur les origines et l'évolution de la vie, sur la fragilité, l’impermanence des formes sur la terre. J'ai commencé à ce moment l'écriture de mini-contes qui se déroulent dans différentes parties du globe. Le deuxième volet entendait trouver un moyen d’illustrer cette idée que la terre est un organisme vivant, que les arbres sont notre mémoire et notre avenir. Ce sont les Animaux-Planètes. Le projet Bretelles d’Icare – des centaines d’ailes de papillons créées par des centaines de personnes avec du papier, du pastel et de la cire disposés sur du végétal – parle de la disparition exponentielle des espèces.
Terramorphoses parle aussi du Dahu, un personnage issu de l’imaginaire populaire que je mets en scène par le biais d'installations et d'écrits : il est l’étranger, le lanceur d’alerte, le poète, celui qui dérange, à qui l’on va faire la chasse, ou ce " sauvage " à l’autre bout de la planète, qui ne vit pas comme nous et à qui on piquerait bien son bout de forêt et ses ressources naturelles.
Tu es partie du cercle, et tu reviens au cercle…
Oui. L'installation principale, les Animaux-Planètes, est composée d’une douzaine de grands panneaux conçus pour être disposés en cercle. C’est un espace symbolique qui peut s’apparenter, je le pense, à ce que décrit Mircea Eliade[1], un espace profane relié à une dimension sacrée pour rejouer quelque chose d’essentiel, la création : " Puisque le Temps sacré et fort est le Temps de l’origine, l’instant prodigieux où une réalité a été créée, où elle s’est, pour la première fois, pleinement manifestée, l’homme s’efforcera de rejoindre périodiquement ce tempus de la première épiphanie d’une réalité qui est à la base de tous les calendriers sacrés : la fête n’est pas la “commémoration” d’un événement mythique (et donc religieux), mais sa réactualisation. "
1 Karl Gustav Jung, L’Homme et ses symboles.
2 Alejandro Jodorowsky, Le Théâtre de la guérison et La Danse de la réalité.
3 Philippe Descola, Par-delà nature et culture.
4 Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, chap. 2 : « Régénération par le retour au temps originel ».